1er Juillet 2020 - Le 5 mars 2020, un tribunal régional allemand[1]a formulé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») dans l’affaire opposant la société Telekom Deutschland et la Banque Melli Iran sur la résiliation de leurs relations contractuelles suite à la réimposition de sanctions secondaires américaines contre la République islamique d’Iran (« Iran »). Dans cette affaire, le tribunal régional allemand a posé quatre questions à la CJUE concernant l’interprétation de l’article 5, premier paragraphe, du règlement (CE) n° 2271/96 (la « Loi de blocage européenne ») qui interdit aux opérateurs européens de se conformer aux sanctions secondaires américaines[2]. La décision des juges européens apportera, espérons-le, des éclaircissements attendus sur la mise en œuvre de ce règlement très critiqué dont la portée pratique n’est pas encore pleinement appréciée par les entreprises et les personnes qui y sont soumises.

Mesures restrictives adoptées par l’Union européenne et les États-Unis à l’encontre de la Banque Melli Iran

  • Anciennes sanctions économiques européennes visant la Banque Melli Iran avant les Accords de Vienne

Afin de faire pression sur l’Iran pour que le pays mette un terme aux activités sensibles de prolifération et à la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires, l’Union européenne (« UE ») a transposé la résolution 1737 (2006) du Conseil de sécurité des Nations unies en droit communautaire en adoptant le 27 février 2007 la position commune n° 2007/140/PESC et le 19 avril 2007 le règlement (CE) n° 423/2007. Ce règlement dresse notamment une liste des personnes et des entités soumises à des mesures de gel des avoirs.

C’est dans ce cadre que, le 23 juin 2008, la Banque Melli Iran, la plus grande banque publique iranienne, fut frappée par ces mesures de gel des avoirs. La banque a été désignée en raison de son implication et de son soutien financier à des entreprises qui participaient aux programmes nucléaires et balistiques Iranien.

Toutefois, conformément à l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien conclu le 14 juillet 2015 (« Accord de Vienne », le Conseil a notamment décidé, le 18 octobre 2015, de suspendre les sanctions gelant les avoirs des personnes et des entités figurant aux annexes V et VI de la décision n° 2010/413/PESC (cette dernière mettait à jour les sanctions à l’encontre de l’Iran) en ce compris ceux de la Banque Melli Iran.

  • Sanctions économiques américaines visant la Banque Melli Iran

Depuis 1979, le gouvernement américain a adopté plusieurs mesures afin de sanctionner le soutien de l’Iran au terrorisme, les violations des droits de l’homme et, plus récemment, le développement de ses capacités nucléaires. Depuis 1995, l’Iran est ainsi soumis à un embargo qui interdit en pratique aux ressortissants américains – U.S. persons[3] - (y compris les institutions financières américaines) de réaliser toute opération avec l’Iran (ces sanctions applicables aux U.S. persons sont aussi appelées « sanctions primaires »). Les personnes non américaines ne sont pas impactées par ces mesures. Cependant, ces dernières années, les États-Unis ont intensifié les sanctions extraterritoriales, dites « secondaires », pouvant s’appliquer aux personnes non américaines réalisant des transactions avec des contreparties iraniennes désignées sur la liste des Specially Designated Nationals And Blocked Persons List (la « Liste SDN ») administrée par l’Office of Foreign Assets Control (« l’OFAC ») du département du Trésor américain. Les sanctions secondaires peuvent viser des non U.S. persons dans le cadre de transactions qui ne présentent aucun lien de rattachement juridictionnel avec le territoire américain.

Le 25 octobre 2007, le département du Trésor américain a ajouté la plus grande banque publique iranienne, la Banque Melli, à la Liste SDN en vertu de l’Executive Order 13382 en raison de son rôle présumé dans la prolifération des armes nucléaires en Iran. Huit ans après, en 2015, conformément aux termes de l’Accord de Vienne, les États-Unis ont notamment accepté de lever la plupart des sanctions secondaires liées au nucléaire et de retirer plus de 400 noms de la Liste SDN et d’autres listes de personnes sanctionnées. Les sanctions primaires sont toutefois restées en vigueur. C’est dans ce contexte que, le 16 janvier 2016, soit le jour où l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (« AIEA ») a contrôlé le bon respect par l’Iran de ses engagements en matière de prolifération nucléaire et le jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de Vienne, le département du Trésor américain a retiré la Banque Melli de la Liste SDN. A compter de ce jour, les personnes non américaines pouvaient réaliser des transactions avec la Banque Melli sans encourir un risque de désignation au titre des sanctions secondaires. Les transactions impliquant la Banque Melli ou l’Iran demeuraient toutefois prohibées pour les personnes et institutions financières américaines.

Cependant, le 8 mai 2018, le président Trump a annoncé le retrait des États-Unis de l’Accord de Vienne et la réimposition des sanctions secondaires américaines liées à la prolifération nucléaire. Ainsi, le 5 novembre 2018, date à laquelle les sanctions précédemment levées en vertu de l’Accord de Vienne ont été réimposées, l’OFAC a réintégré la Banque Melli dans la Liste SDN, gelant ainsi ses actifs sous juridiction américaine et exposant tout personne non américaine en relation d’affaires avec la Banque Melli à un risque de désignation au titre des sanctions secondaires.

De nombreuses relations d’affaires entre la Banque Melli et ses partenaires ont été, consécutivement à cette désignation, fortement affectées. Ainsi, le jour même où les sanctions secondaires ont été réimposées, la Society for Worldwide Interbanque Financial Telecommunication (« SWIFT ») a annoncé qu’elle suspendait l’accès à son système de messagerie de paiement à certaines banques iraniennes désignées, dont la Banque Melli, la coupant ainsi de la majeure partie du système financier mondial.  

L’affaire BanqueMelli Iran c/ Telekom Deutschland GmBH

La société allemande Telekom Deutschland, leader dans le secteur des télécommunications, a conclu un accord-cadre avec la succursale allemande de la Banque Melli Iran pour la fourniture de structures de communication interne et externe pour la banque iranienne dans le pays.

Suite au retrait des États-Unis de l’Accord de Vienne, Telekom Deutschland a notifié la résiliation immédiate de tous ses contrats existants avec la Banque Melli, comme elle l’avait par ailleurs fait avec neuf autres entités ayant des liens avec l’Iran. Cette demande de résiliation était motivée par la désignation de la banque comme SDN et son exclusion consécutive du système de messagerie de paiement SWIFT. L’article 1(a)(iii) de l’Executive Order13846, qui a rétabli les sanctions américaines levées en vertu de l’Accord de Vienne, autorise par ailleurs l’OFAC à bloquer les avoirs de toute personne lorsqu’il est établi que, « le 5 novembre 2018 ou après cette date, elle a apporté une aide matérielle, un parrainage ou un soutien financier, matériel ou technologique, ou des biens ou des services à toute personne iranienne figurant sur la List SDN ». Toute nouvelle transaction entre la société Telekom Deutschland et la Banque Melli expose la société allemande à un risque de désignation sur la Liste SDN, ce qui aurait pour effet d’interdire aux personnes américaines de réaliser des transactions avec elle et lui fermer l’accès au système financier américain.   

Cette résiliation a conduit à l’impossibilité pour la banque à maintenir l’activité de sa succursale allemande et a naturellement fait naître des doutes quant à la solvabilité future de la banque et donc à un potentiel défaut de paiement de cette dernière.

La Banque Melli Iran a donc intenté une action en réparation de son préjudice devant le tribunal allemand de première instance en sollicitant de ce dernier d’ordonner le maintien par Telekom Deutschland de toutes les lignes de télécommunication actives. Le tribunal régional de Hambourg a ordonné à la société Telekom Deutschland d’exécuter les contrats en cours jusqu’à la fin du préavis de résiliation ordinaire. Le tribunal a notamment estimé que la résiliation des contrats contestés par Telekom Deutschland était légale et ne violait pas l’article 5 de la Loi de blocage européenne.

A la suite du jugement rendu par le Tribunal de Hambourg, la société Telekom Deutschland a désactivé l’une des lignes en question, le délai de préavis ayant expiré le 10 février 2019.

En réponse, la Banque Melli a interjeté appel de ce jugement, en soutenant que le préavis violait la Loi de blocage européenne et n’avait donc aucun effet.

Le tribunal régional supérieur hanséatique, désormais en charge de l’affaire, doit donc déterminer (i) si la société Telekom Deutschland était en droit de résilier le contrat et (ii) si cette résiliation contrevient aux dispositions de la Loi de blocage européenne.

La Loi de blocage européenne

Il y a vingt-trois ans, afin de lutter contre la portée extraterritoriale des sanctions économiques américaines contre Cuba, imposées par la Loi Helms-Burton de 1996, le Conseil européen a adopté le règlement (CE) 2271/96 du 22 novembre 1996. L’Union européenne a adopté ce règlement afin de protéger les opérateurs européens contre les conséquences négatives de la portée extraterritoriale des sanctions secondaires américaines en les interdisant, sauf exception, de se conformer à ces sanctions.

À la suite du retrait des États-Unis de l’Accord de Vienne, et afin d’atténuer l’impact des sanctions secondaires américaines sur les intérêts des entreprises européennes qui ont des activités commerciales légitimes avec l’Iran, l’Union européenne a amendé sa Loi de blocage. Le 6 juin 2018, la Commission a en effet adopté le règlement délégué (UE) 2018/1100, qui élargit le champ d’application de la Loi de blocage européenne pour y inclure les sanctions américaines contre l’Iran levées à la suite de l’Accord de Vienne, ainsi que toute action fondée sur ces sanctions ou en découlant.

L’efficacité de la Loi de blocage européenne repose sur la capacité des États membres à adopter des législations nationales prohibant toute contravention à la Loi de blocage européenne et assurant la poursuite d’éventuelles contraventions. Cependant, seuls quelques États membres ont adopté des législations nationales à cette fin (le Royaume-Uni considère par exemple cette infraction comme un délit pénal). En conséquence de quoi, depuis son entrée en vigueur, la Loi de blocage européenne tend à être considérée comme inefficace en raison de son absence d’application. Les entreprises européennes confrontées au choix entre le respect des sanctions secondaires américaines et la violation de la Loi de blocage européenne, ont tendance à choisir la première solution en raison des poursuites agressives de l’OFAC, des amendes importantes qui en résultent pour les entreprises européennes qui contreviennent aux dispositions des sanctions américaines et enfin en raison de la possibilité d’être ajoutées à la Liste SDN. Les entreprises européennes préfèrent ainsi prendre le risque de contrevenir à la Loi de blocage européenne (et encourir des sanctions relativement mineures) en se retirant du marché iranien plutôt que de faire face aux conséquences d’une désignation comme SDN au titre des sanctions secondaires (c’est-à-dire l’exclusion du système financier américain et l’interdiction de traiter avec des personnes américaines, qui est susceptible de mettre en péril la survie de nombreuses entreprises).

Procédures devant la Cour de justice de l’Union européenne

Le 2 mars 2020, dans l’affaire opposant la succursale allemande de la Banque Melli Iran et la société Telekom Deutschland[5], le tribunal régional supérieur hanséatique a saisi la CJUE d’une question préjudicielle. Conformément au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (le « TFUE »), la procédure devant le tribunal régional supérieur doit être suspendue et une question préjudicielle doit être renvoyée devant la CJUE avant que le jugement ne soit rendu sur le recours de la Banque Melli[6]. L’interprétation par la CJUE de l’article 5 de la Loi de blocage européenne est donc une condition préalable à la résolution du litige.

La Banque Melli soutient que la résiliation de ses contrats avec sa contrepartie allemande est sans effet car elle viole l’article 5, premier alinéa, du règlement (CE) n°2271/96, qui dispose :

Aucune personne visée à l’article 11 ne se conforme, directement ou par filiale ou intermédiaire interposé, activement ou par omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois citées en annexe ou sur les actions fondées sur elles ou en découlant.

L’article 11 stipule que le règlement s’applique notamment à “ toute personne morale constituée en société dans la Communauté; ” et tous les instruments énumérés dans l’annexe sont des actes et règlements américains contre l’Iran, Cuba et la Syrie.

En d’autres termes, et comme la Commission l’a déclaré dans une Note d’orientation datée du 7 août 2018 concernant la modification de la Loi de blocage européenne, les opérateurs européens (comme la société Telekom Deutschland) ne doivent pas se conformer aux lois et règlements extraterritoriaux désignés ni à toute décision ultérieure ou fondée sur ceux-ci, dans la mesure où l’Union européenne ne reconnaît pas leurs effets.

Par conséquent, le tribunal régional supérieur hanséatique a posé quatre questions qui permettront à la juridiction allemande de déterminer si la résiliation par Telekom Deutschland contrevient à l’article 5 alinéa 1 de la Loi de blocage européenne et si cette dernière est effective.

Questions adressées à la Cour de justice de l’Union européenne sur la mise en œuvre de l’article 5 de la Loi de blocage européenne

  • 1. L’article 5, paragraphe 1, du règlement no 2271/96 s’applique-t-il uniquement si les États-Unis adressent, directement ou indirectement, à un opérateur économique de l’Union européenne au sens de l’article 11 dudit règlement, des instructions des autorités administratives ou judiciaires ou suffit-il pour que cet article s’applique que l’action de l’opérateur économique vise, même en l’absence de telles instructions, à se conformer à des sanctions secondaires ?

En d’autres termes, la Loi de blocage européenne ne s’applique-t-elle que si la notification de résiliation fait suite à une décision officielle ou judiciaire directe ou indirecte des États-Unis ?

Pour l’instant, le tribunal régional supérieur hanséatique considère que la simple existence de sanctions secondaires suffit pour que le premier paragraphe de l’article 5 s’applique. Par conséquent, pour la juridiction allemande, la société Telekom Deutschland n’avait pas besoin d’invoquer au support de son préavis de résiliation une décision officielle ou judiciaire pour que la Loi de blocage européenne s’applique.

On peut ainsi espérer que la CJUE émette une position claire relative à la nécessité d’une décision officielle ou judiciaire américaine comme préalable à l’application de la Loi de blocage européenne. Une telle position entraverait en effet considérablement l’efficacité de la Loi de blocage européenne en réduisant significativement son champ d’application.

  • 2. Dans l’hypothèse où la Cour devrait répondre à la première question dans le sens suggéré par la deuxième branche de l’alternative: L’article 5, paragraphe 1, du règlement no 2271/96 s’oppose-t-il à une interprétation du droit national en ce sens que la personne qui prononce la résiliation peut résilier toute relation contractuelle s’inscrivant dans la durée avec un partenaire contractuel repris par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) américain dans la liste des Specially Designated Nationals (SDN) - et ainsi prononcer une résiliation au motif de vouloir respecter des sanctions des États-Unis d’Amérique - sans qu’il faille à cet effet un motif de résiliation et donc sans devoir exposer et démontrer dans le cadre d’un procès civil que le motif de la résiliation ne serait en tout cas pas le souhait de respecter des sanctions des États-Unis d’Amérique ?

En d’autres termes, la société Telekom Deutschland enfreint-elle la Loi de blocage européenne en donnant un préavis de résiliation sans déclarer qu’il est fondé sur le respect des sanctions américaines ?

Selon la Note d’orientation de la Commission du 7 août 2018, les opérateurs européens sont “libres de choisir de commencer à travailler, poursuivre ou cesser leurs activités en Iran et à Cuba” puisque le droit européen ne reconnaît pas les réglementations extraterritoriales énumérées. Par conséquent, plusieurs tribunaux allemands considèrent qu’un opérateur européen peut exercer son droit de résiliation des contrats à tout moment sans justification. Dans notre affaire, cela signifierait que la société Telekom Deutschland était libre de donner un préavis à la Banque Melli pour des raisons commerciales ou financières à tout moment sans avoir à fournir d’explication.

Le tribunal régional supérieur hanséatique considère qu’une résiliation strictement fondée sur le respect des sanctions américaines enfreindrait en effet l’article 5 de la Loi de blocage européenne. Elle ajoute qu’une résiliation pour des motifs non liés aux sanctions serait licite. Par conséquent, en cas d’incertitude quant aux motifs de la résiliation, la société Telekom Deutschland devrait expliquer la raison de sa résiliation afin d’éviter tout doute quant à une éventuelle violation de la Loi de blocage européenne.

Cette interprétation de l’article 5 serait conforme à l’objectif de la Loi de blocage européenne et empêcherait son utilisation abusive par des entités étrangères pour contester un préavis de résiliation fondé sur des motifs purement commerciaux ou financiers. L’objectif de la Loi de blocage européenne est de protéger les opérateurs européens contre les conséquences négatives de la portée extraterritoriale des sanctions secondaires américaines et non de servir d’arme aux entités étrangères pour contester les résiliations licites fondées sur des motifs purement commerciaux.

  • 3. Dans l’hypothèse où la Cour devrait répondre à la deuxième question par l’affirmative: Une résiliation ordinaire violant l’article 5, paragraphe 1, du règlement no 2271/96 doit-elle nécessairement être considérée comme dépourvue d’effet ou l’objectif du règlement peut-il être également satisfait par d’autres sanctions comme l’imposition d’une amende?

En d’autres termes, une résiliation contrevenant aux dispositions de la Loi de blocage européenne doit-elle automatiquement être considérée comme dénuée d’effets ou des dommages et intérêts peuvent-ils être suffisants pour répondre aux objectifs de la Loi de blocage européenne ?

L’article 9 de la Loi de blocage européenne stipule que “Chaque État membre détermine les sanctions à imposer en cas d'infraction à toute disposition pertinente du présent règlement. Ces sanctions doivent être efficaces, proportionnées et dissuasives.” Le droit civil allemand prévoit quant à lui que la résiliation d’un contrat pour violation du premier paragraphe de l’article 5 de la Loi de blocage européenne est inefficace. Une telle violation constitue en effet en droit allemand une infraction administrative passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 500.000 euros.

Le tribunal régional supérieur hanséatique adopte une approche pragmatique en considérant que, compte tenu des pertes économiques auxquelles la société Telekom Deutschland est exposée en cas d’exclusion du marché américain, il pourrait être jugé disproportionné de l’empêcher de mettre fin à ses relations contractuelles avec la Banque Melli plutôt que de lui imposer uniquement une amende.

Nous sommes d’accord avec l’interprétation de la juridiction allemande, même s’il semble peu probable que la CJUE se positionne sur la nature de la sanction à infliger en cas de contravention à la Loi de blocage européenne dans la mesure où cette dernière empièterait ce faisant sur les prérogatives des États membres.

Cela soulève la question plus large de la divergence des mesures nationales adoptées par les États membres en cas de contravention à la Loi de blocage européenne. Il est ainsi souhaitable que l’UE, notamment au travers de ses lignes directrices publiées par le RELEX, vienne préciser la nature des sanctions recommandées en cas de contravention à la Loi de blocage européenne, bien que cela soit susceptible d’empiéter sur la compétence des États membres en matière pénale. En l’absence d’une telle orientation, il est probable que les principales critiques concernant la Loi de blocage européenne, à savoir son absence d’application par les États membres demeurent et que les écarts d’interprétations entre les États membres s’accentuent.

  • 4. Dans l’hypothèse où la Cour répondrait à la troisième question dans le sens suggéré par la première branche de l’alternative: En va-t-il ainsi au vu des articles 16 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, d’une part, et de la possibilité d’accorder des dérogations au titre de l’article 5, alinéa 2, du règlement no 2271/96, d’autre part, même lorsque l’opérateur économique de l’Union européenne risquerait, en poursuivant la relation commerciale avec le partenaire contractuel listé, de subir d’importantes pertes économiques sur le marché américain (en l’espèce 50 % du chiffre d’affaires du groupe)?

En d’autres termes, si la résiliation des contrats est considérée comme dénuée d’effets car contraire à la Loi de blocage européenne, l’objectif de cette loi (qui est de protéger les opérateurs européens) ne serait-il pas mis en échec si le maintien des relations contractuelles avec la Banque Melli (pour se conformer à la Loi de blocage européenne) expose la société Telekom Deutschland à d’importantes pertes économiques ?

Comme indiqué ci-dessus, la Loi de blocage européenne est un bouclier destiné à protéger les opérateurs européens et n’a pas pour finalité de protéger les entreprises étrangères telles que la Banque Melli. Cette affaire illustre le dilemme auquel sont confrontés les opérateurs européens lorsqu’ils ont des activités importantes à la fois aux États-Unis et dans un pays visé par des sanctions secondaires américaines. Ils sont en effet coincés entre le marteau (respect des sanctions secondaires américaines en mettant fin à leurs relations contractuelles avec des entreprises sanctionnées pour éviter d’être eux-mêmes désignés comme SDN) et l’enclume (respect des dispositions de la Loi de blocage européenne en maintenant leurs relations contractuelles avec ces personnes désignées).  

Le tribunal régional allemand ajoute que si l’opérateur européen décidait de se conformer au droit communautaire et donc de maintenir ses relations avec la banque iranienne, la perte économique considérable qu’il subirait du fait de sa désignation comme SDN ne serait pas compensée par la demande de recouvrement prévue par l’article 6 de la Loi de blocage européenne. Ainsi, le seul effet dissuasif des sanctions secondaires américaines pour les entreprises ayant un chiffre d’affaires important ou une présence significative aux États-Unis l’emporte sur la potentielle compensation financière accordée en vertu de l’article 6 de la Loi de blocage européenne. La Loi de blocage européenne s’en trouve d’autant plus affaiblie.

La Loi de blocage européenne offre en outre aux opérateurs européens confrontés à un tel dilemme la possibilité de demander une exemption autorisée leur permettant de se conformer aux réglementations américaines. On peut toutefois supposer que la délivrance de telles dérogations qui videraient la Loi de blocage européenne de sa substance est strictement limitée. Par conséquent, la seule perte économique imminente pourrait ne pas être considérée comme un motif suffisant justifiant une exemption.   

La Cour régionale supérieure hanséatique a également mis en exergue le conflit inhérent entre le risque de pertes économiques considérables découlant d’une violation des sanctions secondaires américaines et la liberté d’entreprendre, protégée par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que par le principe de proportionnalité ancré dans l’article 52 de cette même Charte.

Cette dernière question soulève plusieurs problèmes intéressants et met en lumière la situation parfois inextricable dans laquelle se trouvent les opérateurs européens, coincés entre (i) le respect du droit communautaire directement applicable (dont les sanctions en cas de violation ne sont pas significatives d’un point de vue économique) et (ii) les conséquences négatives de la désignation en tant que SDN pour contravention aux sanctions secondaires américaines et les pertes économiques correspondantes. Par conséquent, il est attendu que l’UE ou la CJUE elle-même, donne des orientations claires et pragmatiques prenant en considération le contexte économique dans lequel se trouvent les opérateurs européens confrontés à des situations similaires. 

Conclusion

La décision de la CJUE sur l’interprétation du premier paragraphe de l’article 5 de la Loi de blocage européenne peut avoir une grande influence sur la gestion future des entreprises européennes. C’est en effet la première fois que les juges européens sont invités à donner leur compréhension générale et leur avis sur la mise en œuvre de la Loi de blocage européenne.

Cette décision illustre bien le dilemme auquel sont confrontés les opérateurs européens lorsqu’ils réalisent un chiffre d’affaires important ou ont des activités aux États-Unis ou tout simplement lorsqu’ils traitent en dollars américains et qu’ils maintiennent également des relations commerciales avec des pays visés par des sanctions secondaires américaines. Ce dilemme n’est pas théorique et a, comme l’illustre ce cas, de fortes implications et conséquences commerciales, notamment en ce qui concerne le sort des contrats existants avec les entités désignées comme SDN. Les opérateurs européens ne devraient pas être livrés à eux-mêmes sans orientations spécifiques leur permettant d’appréhender ces risques complexes.

Cette affaire semble mettre en lumière les principales lacunes de la Loi de blocage européenne, à savoir son manque d’efficacité et les divergences entre les États membres de l’UE sur l’adoption, le contenu et l’application des législations nationales sanctionnant la contravention à la Loi de blocage européenne. En effet, en l’absence d’un cadre unifié et clair au niveau de l’UE, la situation actuelle risque de conduire à un « forum shopping » entre les États membres : certains pays offrent plus de protection que d’autres contre les conséquences négatives des sanctions secondaires américaines.

La CJUE dispose ici d’une occasion rare de clarifier sa position et de proposer une approche unifiée, ainsi que de donner des orientations pragmatiques et attendues depuis longtemps aux opérateurs européens. Les attentes sur ce point sont très élevées et cette saisine est une véritable opportunité offerte à la CJUE pour enfin y répondre.

Les auteurs remercient Sarah Bakchi, stagiaire au sein du département Sanctions économiques, Contrôle à l’export et Lutte contre le blanchiment de capitaux de Hughes Hubbard & Reed, pour sa contribution à la rédaction de cette alerte.


[1] Le Hanseatisches Oberlandesgericht est le tribunal régional supérieur de la ville libre et hanséatique de Hambourg, en Allemagne, et fait partie de la juridiction ordinaire de Hambourg.

[2] Le premier paragraphe de l’article 5 du Règlement (CE) n° 2271/96 dispose : « Aucune personne visée à l'article 11 ne se conforme, directement ou par filiale ou intermédiaire interposé, activement ou par omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois citées en annexe ou sur les actions fondées sur elles ou en découlant. »

[3] La réglementation sanctions américaines définit une U.S. Person comme :
- toute entité américaine et ses filiales et succursales étrangères ;
- toute succursale et filiale américaine d’une entité étrangère ;
- tout citoyen américain (en ce compris les binationaux) ou résident permanent (détenteur d’une green card), où qu’il se trouve ;
- tout administrateur, dirigeant ou employé non-américain lorsqu’il se trouve aux États-Unis.

[4] Traduction libre de l’article 1(a)(iii) de l’Executive Order 13846.

[5] Affaire n°C-124/20.

[6] Article 267, premier alinéa, point b), et troisième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[7] Commission, Note d’orientation, Questions/réponses adoption de l’actualisation de la loi de blocage (2018/C 277 I/03), Journal officiel de l’Union européenne, du 7 août 2018.