Par arrêt du 25 novembre 20201, la Cour de cassation a opéré un revirement de sa  jurisprudence sur la question du transfert de la responsabilité pénale entre société absorbée et société absorbante. Dans cette décision, la Chambre criminelle a retenu qu'en cas de fusion par absorption, la société absorbante pouvait être poursuivie et le cas échéant condamnée pour des infractions commises par la société absorbée antérieurement à la fusion.

Ce positionnement constitue un revirement dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui considérait jusque lors que l'article L. 121-1 du Code pénal français - qui prévoit que nul n’est responsable pénalement que de son propre fait - empêchait de poursuivre et de condamner pénalement une société absorbante pour des infractions commises avant la fusion par la société absorbée. Et pour cause, elle assimilait la dissolution de cette dernière à l’occasion de la fusion à un décès, avec pour conséquence l'extinction de l’action publique, conformément aux dispositions de l'article 6 du Code de procédure pénale français. En somme, la société absorbante, entité juridique distincte de l’absorbée, ne pouvait pas être poursuivie pour des infractions commises par la société qu'elle avait absorbée dès lors que celle-ci n’existait plus.

Par ce revirement, la Cour de cassation a fait prévaloir la « réalité économique » sur l'approche anthropomorphique, et rejoint en ce sens la ligne jurisprudentielle européenne qui avait, au cours des dernières années reconnu les spécificités de la personne morale en admettant que leur forme peut changer et leur activité poursuivie au sein de la société absorbante sans pour autant qu’elles soient liquidées. 

Ainsi, en 2015, la Cour de justice de l'Union européenne (« CJCE ») avait jugé qu'une « fusion par absorption (...) entraîne la transmission, à la société absorbante, de l'obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion ». 2  La CJCE avait alors estimé que l'extinction d’une telle responsabilité était en effet : (i) contradictoire à la nature même de la fusion par absorption telle que définie par la directive 78/855 (concernant les fusions des sociétés anonymes), aux termes de laquelle une telle opération consiste en un transfert de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante par suite d'une dissolution sans liquidation  ; et (ii) contraire à l'objectif de préservation de l’intérêt des tiers dans le cadre des fusions par absorption, et notamment ceux des États membres de l'UE, qui pourraient être lésés si une société pouvait échapper aux conséquences juridiques des infractions qu'elle aurait commises en se faisant absorber par une autre. 

Plus récemment, dans un arrêt du 24 octobre 2019, la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu une décision fondée sur la continuité économique et opérationnelle existant de fait entre la société absorbée et la société absorbante. Elle a en effet jugé que « la société absorbée n’est pas véritablement « autrui » à l’égard de la société absorbante », de sorte qu’imposer à cette dernière une amende civile pour des infractions aux règles de concurrence commises par la société absorbée antérieurement à la fusion par acquisition ne porte pas atteinte au principe de personnalité des délits et des peines.3

Le revirement de jurisprudence ainsi opéré par la France s’inscrit ainsi dans un mouvement jurisprudentiel convergent au niveau européen et vient aligner la France avec le positionnement déjà adopté par plusieurs pays, comme par exemple les États-Unis, qui appliquent à cet égard la théorie de la « successor’s liability » permettant de considérer qu’une société en acquérant une autre peut être tenue responsable (y compris pénalement) des infractions commises par la société acquise préalablement à l’acquisition. En ce sens, le nouveau positionnement de la Cour de cassation n’est pas inédit. Il n’en demeure pas moins qu’il constitue un véritable tournant historique en droit français et doit conduire les acteurs économiques concernés à en intégrer les retombées pratiques.

  • La nécessité d'une Due Diligence efficace : Le nouveau principe de transfert de responsabilité pénale d'une société absorbée à une société absorbante impose aujourd’hui plus que jamais aux entreprises françaises de bien identifier les risques latents associés à une acquisition, notamment au regard des lois anticorruption, des sanctions économiques internationales, du droit de la concurrence, des droits de l'Homme ou de toute autre régime réprimant les écarts de conduite des sociétés. Si ces risques pouvaient déjà faire l’objet d’une vigilance particulière en raison des conséquences qu’ils pouvaient emporter sur le plan civil et/ou de de la compétence de juridictions reconnaissant le transfert de responsabilité pénale, la possibilité d'une sanction pénale pouvant être prononcée sous l’empire du droit français va probablement renforcer la nécessité et consolider la teneur des contrôles pré-acquisition. Et ce d’autant plus que dans son arrêt de 2015, la CJCE a considéré que sa décision (de pouvoir sanctionner pénalement une société absorbante pour les faits commis par la société absorbée) ne pouvait être remise en cause par l'argument aux termes duquel le transfert de la responsabilité d'une société absorbée pour une infraction administrative porterait préjudice aux intérêts des créanciers et des actionnaires de la société absorbante, dans la mesure où « rien n’empêche la société absorbante de faire effectuer avant la fusion un audit détaillé de la situation économique et juridique de la société à absorber pour obtenir, en plus des documents et des informations disponibles en vertu des dispositions législatives, une vue plus complète des obligations de cette société ». Et pour cause, seule une telle analyse permet en réalité à la société absorbante d'être en mesure d'intégrer les risques pénaux liés à l'acquisition et, le cas échéant, de négocier des ajustements de prix et d’encadrer la teneur des déclarations et des garanties, dont la rédaction devra d’ailleurs faire l’objet d’une attention toute particulière pour permettre de remplir son objectif sans pour autant risquer d’être considérée comme invalides au regard du principe de personnalité des délits et des peines.
  • Les implications pour les sociétés absorbantes : La Cour de cassation considérant dans son raisonnement que la personne morale absorbée est continuée par la société absorbante, celle-ci bénéficie des mêmes droits que celle-là. Ainsi, la société absorbante pourra se prévaloir de tout moyen de défense que la société absorbée aurait pu invoquer.
  • Date et champ d’application : Compte tenu de la portée et de l'importance de ce renversement et dans un souci de prévisibilité et de sécurité juridique, cet arrêt ne s'applique qu'aux fusions finalisées postérieurement à l'arrêt du 25 novembre 2020 et relevant du champ d'application de la directive 78/855 telle que modifiée. Dans ces conditions, seules les fusions impliquant des sociétés à responsabilité limitée, telles que les sociétés anonymes ou encore les sociétés par actions simplifiées françaises seront concernées, à l’exclusion d’autres types d’opérations, comme par exemple les apports partiels d’actifs.
  • Les sanctions susceptibles d’être imposées aux sociétés absorbantes : Les sociétés absorbantes condamnées pour des infractions commises par l’entreprise absorbée préalablement l’opération de fusion en cause peuvent « seulement » être condamnées au paiement d'une amende ou faire l'objet de mesures de confiscation, à l'exclusion des autres sanctions prévues par le droit pénal français, telles que l’exclusion des marchés publics, l'interdiction de percevoir toute aide publique ou encore la dissolution. Toutefois, lorsqu'il est considéré que la fusion a été orchestrée pour échapper à la responsabilité pénale, les sociétés absorbantes peuvent encore - comme c’était le cas auparavant - encourir toute sanction pénale disponible, quelle que soit la date de l'opération et/ou la forme sociale des sociétés en cause.

A travers l’arrêt du 25 novembre 2020, la Cour de cassation a non seulement renversé sa position sur un principe cardinal du droit pénal français, mais a également ouvert la porte au développement d'une nouvelle jurisprudence dans la mesure où d'autres types, formes et contextes de fusions et acquisitions sont examinés dans un environnement d'application renforcée. 

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1 C. Cass., Crim., 25 novembre 2020, n° 18-86955 - https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/2333_25_45981.html

2 CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA v. Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13

3  ECHR, arrêt du 24 octobre 2019, Carrefour France v. France, no. 37858/14